À quelques semaines de céder son poste de directeur général de Tech Data Advanced Solutions à Mathilde Bluteau et de faire valoir son droit à la retraite, Joël Pera répond aux questions de Channelnews sur la transformation du métier de distributeur à valeur ajoutée.

Channelnews : Dix ans après l’avènement du Cloud, les grossistes semblent encore chercher leur modèle malgré les discours rassurants. Cloud mais aussi IT défini par logiciel, montée du direct… : jamais leurs fondements n’ont paru autant questionnés et leur avenir aussi incertain. Pourtant, ils ne semblent pas en avoir trop souffert jusqu’à présent – du moins en termes de croissance, c’est apparemment une autre histoire sur le plan de la marge. Comment expliquez-vous ce paradoxe apparent ?

Joël Pera : Vous avez raison en termes de croissance 😊 et en termes de marge ☹. Les grossistes vivent depuis longtemps des changements de cycles…. Plus les cycles accélèrent – et c’est le cas – plus les grossistes ont leur place car suivre l’innovation est ultra complexe pour la plupart des revendeurs.

Tout se softwarise, tout se cloudifie … je vois évoluer de façon très intéressante ce marché et on se demande si bientôt le hard existera encore. 😊 Des sociétés comme Cisco, Netapp qui étaient quand même à la base « hardware minded » a 99% communiquent à 100% maintenant sur leur virage soft. Je trouve cela très intéressant !

Lenovo, qui n’a pas d’offre soft, noue des partenariats stratégiques forts avec des acteurs du soft (Nutanix, Veeam, vmware, Microsoft…). HPE – qui avait revendu son offre soft – mise à fond sur Green Lake (le tout as a service !) et c’est super intéressant ! IBM… Le choix avait été fait il y a bien longtemps : toujours visionnaire ! Dell/EMC… la maîtrise de Vmware et du multi cloud est stratégique pour eux.

Mais en final du final, on balance par cycles entre centralisé (Cloud, datacenter…) et décentralisé (management local des données sensibles). Le marché semble trouver son équilibre autour de l’hybridation en se posant les bonnes questions : qu’est ce qui doit être local et qu’est qui doit être central ?

Et ce mot marketing qu’est le Cloud n’a rien de nouveau …. Pour moi qui suis très vieux, cela s’appelait le « traitement à façon » dans les années 80, lorsque l’informatique dans les entreprises n’était pas encore au niveau actuel … On va juste beaucoup plus vite et on fait beaucoup plus de choses.

Channelnews : Que pèse le Cloud dans les revenus de Tech Data ?

Joël Pera : Le Cloud, c’est 17 à 20% maximum de l’activité software de Tech Data. C’est la moyenne générale dans notre revenu software VAD : Microsoft est évidemment bien au-dessus de cela et dépasse maintenant les 50% mais d’autres éditeurs sont loin de 20%…

Channelnews : Parmi les facteurs qui pourraient menacer le modèle des grossistes, il y a ce phénomène de recul de l’indirect au profit du direct. Vous parlez même de « pic de l’indirect ». À quels cas concrets faites-vous référence ?

Joël Pera : Je pense notamment à la création par Dell de l’entité Dell Direct il y a deux ans qui agit comme une structure grossiste. Cela a provoqué chez nous et nos confrères de grosses baisses de revenu sur la marque Vmware qui était jusque-là full distribution. Si on peut comprendre cette approche sur de grands deals (ELA) ou sur les grands comptes (CAC 40), c’est assez incompréhensible quand on veut aller chercher du midmarket.

Vu de notre fenêtre de VAD, le nombre de partenaires considérés par Dell comme tier 1 est trop important, alors que la distribution a aidé Vmware pendant des années à se développer et à aller chercher une couverture toujours plus importante. En final, c’est une question de proportion : avoir 4 ou 5 tiers one sur le marché français, cela se justifie. En avoir 4 ou 5 fois plus cela crée des disruptions de marché qui sont difficiles à gérer.

Dell n’est pas le seul à opérer ce virage : Ivanti ou Informatica l’ont également entamé. Je trouve dommage les choix de vendors et d’éditeurs de revenir sur des modèles directs alors que je suis convaincu que les écosystèmes et l’échange sont bénéfiques, créateurs de valeur. Mais c’est un peu la tendance actuelle quand on voit ce qui se passe au niveau politique.

Heureusement certains font le chemin inverse. Puisqu’on on parlait de Cloud : Amazon, Google entrevoient la valeur de la distribution. Je reste convaincu qu’être intégré dans des plateformes d’agrégation est plus vertueux que de rester replié sur soi.

Je suis aussi convaincu que tout cela va se recaler assez rapidement car un éditeur a souvent du mal à faire « du volume en direct » sans l’aide de la distribution. Et gérer des dizaines de milliers de transactions en renouvellement, reste complexe et nécessite des outils puissants que les VAD ont de plus en plus entre leurs mains.

Channelnews : Comment expliquez-vous ce phénomène de « pic de l’indirect » ?

Joël Pera : Je pense, mais cela n’engage que moi que le full indirect – attention je parle distribution. Un vendor peut être indirect mais avec un modèle tier one only – n’est pas encore entré dans les mœurs globalement car nous, VAD, nous ne valorisons pas assez nos métiers. Nous avons développé une chaîne à forte valeur ajoutée mais nous avons trop ignoré la case communication et pour certains acteurs (vendors ou resellers) nous sommes perçus comme « le mal nécessaire ».

Même chez certains vendors « distribution minded », beaucoup de collaborateurs (sauf ceux en charge des VADs) ne savent pas décrire la valeur de la distribution et donc la considère comme le passage obligé, parfois imposé par leur direction. Mais là aussi on doit balayer devant notre porte : communiquons, communiquons !

Chez les revendeurs, la distribution est parfois trop considérée comme le chaînon qui va dégrader leur marge. C’est souvent plus vrai auprès des directions générales ou achat que des commerciaux et techniciens qui eux voient le quotidien complexe des affaires. Mais, idem, balayons devant notre porte : communiquons, communiquons !

Et entre nous VADs, nous donnons trop l’image du « grossiste = négociation prix ». Je pose une question à la distribution : quelle valeur avons-nous à faire certains business à moins de 1% de marge commerciale ?

Sur les nouveaux marchés, par exemple l’Analytics il est difficile pour le moment de développer une culture distribution – sauf pour IBM qui a une culture de l’indirect ancrée – et c’est normal. C’est un marché à haute valeur ajoutée souvent traité en direct et en mode tier one avec des spécialistes. Les VADs, pour les raisons que je viens d’expliquer, n’ont pas encore su montrer leur crédibilité car passer d’un mode direct vers l’indirect est complexe, suppose une vraie volonté du vendor – et pas uniquement de sa direction mondiale – et des investissements en ressources (rares) de la part des VADs. Pour autant, les VADs ont su dans un autre monde tout aussi complexe qu’est la sécurité trouver leur place.

Les grands cabinets de conseil mandatés par les directions mondiales de vendors pour réfléchir sur l’évolution de leur modèle sont eux aussi plus nuancés qu’autrefois sur l’opportunité de miser sur le full indirect. Mais là aussi, c’est parce que nous avons oublié la case communication envers eux ! Néanmoins, je pense que le rachat de Tech Data par Apollo [Tech Data est en cours de rachat par le fonds d’investissement, ndlr] pointe un doigt intéressant sur ce métier, sa valeur et sa capacité à innover.

Channelnews : Vous affirmez que les grossistes sont passés d’un modèle de vendeurs de produits à un modèle de vendeur de solutions. Mais vendre des solutions, n’est-ce pas un autre métier que celui de distributeur ?

Joël Pera : Plus maintenant… Mais qu’est-ce qu’on a tous ramé pour se transformer !!!! On a eu une double chance pour cela. Le monde s’est complexifié et chacun des vendors a compris qu’il ne pouvait plus vraiment être totalement global : trop d’investissements. Il y a toujours quelqu’un de plus pertinent que soi dans un domaine qui n’est pas son core business.

Et donc, on est entré dans un monde d’écosystèmes de solutions pour coller au besoin du client final… Et bizarrement, de par notre culture multi (marque/channel/…), nous étions les plus à-mêmes de fédérer cette complexité. Nous et nos confrères avons su prendre la balle au bond… Bon, sans être objectif bien sûr, je pense que Tech data l’a beaucoup mieux prise que d’autres, de par son approche globale du living-room au datacenter ! 😊

Les revendeurs, sauf quelques très gros acteurs, ont été perturbés de passer d’un monde « je suis spécialiste de tel ou tel segment » à « je dois couvrir le besoin global de l’entreprise ». Couplé à « je parlais à l’IT mais je dois désormais parler aux métiers », ils nous ont demandé de les aider dans cette mutation. Et nous avons évolué de spécialistes de marques en support à la transformation du channel. 50% de nos effectifs sont maintenant des solutions maker plus que des spécialistes de marques.

Quand je regarde le marché et plus particulièrement Tech Data – en étant évidemment totalement objectif 😊 – je pense que nous sommes cette courroie de transmission et nous jouons de plus en plus le rôle de passeur de technologies. Il va falloir qu’on le communique encore plus, certes.

Channelnews : Dans le Cloud, toujours dans cette même logique, vous vous positionnez en agrégateur de technologies. Ce métier d’agrégateur, n’est-ce pas encore un autre métier ? Est-il rentable ?

Joël Pera : N’est pas aussi un autre métier ? Non dans la même philosophie que le point précédent à condition comme je le disais que nous soyons capables d’être des bâtisseurs de bouquets solutions (analogie avec l’audiovisuel). Il y a encore un poil de boulot… mais ça arrive !

Est-il rentable ? Oui à condition que les outils automatisent totalement la chaîne (vendor/VAD/reseller/end user). Et pour toutes les solutions. Il y a encore un peu de boulot… Mais ça arrive !

Channelnews : Vous regrettez  dans un entretien récent à Distributique qu’il n’existe pas dans la distribution B2B de « droit à l’erreur » pour le client comme c’est le cas dans le retail. Les contrats Cloud ne sont-ils pas facturés au mois et sans engagement de durée ?

Joël Pera : Justement… c’est pire ! Facturé au mois sur une consommation passée : on ne constate l’éventuel problème de surconsommation qu’a posteriori … Moi, je suis informé sur mon smartphone en temps réel si ma consommation d’eau est trop importante (chasse qui fuit). Cela ne me coûte qu’une journée de consommation au pire. En sommes-nous à ce niveau actuellement sur toutes les plateformes d’agrégation ? Pas encore… mais ça arrive ! 😊

Pour la partie on premise par contre, l’erreur (sauf à batailler dur avec le vendor) est difficile à corriger. Et si j’avais un souhait pour accélérer le fameux « autonomous » que tout le monde a à la bouche, c’est que ce droit à l’erreur sur le soft soit mis en place par tous les vendeurs.

Channelnews : Le Cloud, l’approche solutions impliquent d’embaucher des jeunes et de faire évoluer les outils et l’organisation du travail. Mais que deviennent les autres ? Y a-t-il une problématique de décroissance des effectifs ?

Joël Pera : Pas de décroissance des effectifs mais je dirais une difficulté à adapter les effectifs au besoin. C’est compliqué. Dans les années 2000 les cycles étaient de 2-3 ans. Donc nous avions le temps pour former, transformer les gens et beaucoup y arrivaient. Maintenant les cycles sont de 6 mois. Peu ont la capacité à suivre ce rythme et, malgré les formations, il y a une raréfaction des ressources.

Si vous alignez 4 mots magiques sur votre CV : Cloud-IOT-sécurité-analytics, vous valez 60 K€. Si vous avez 4 ans d’expérience dans ces domaines, vous valez 80 K€. Si vous êtes vraiment bon, vous valez plus de 100 K€. Et ainsi de suite.

Mais, en final du final, je pose une question : le smartphone nous a-t-il rendu plus heureux ? Plus dépendant, plus stressé… oui ! Mais plus heureux ?

L’homme veut tout prévoir, c’est ce que les technologies nous amènent à penser. On veut connaître le temps… Pas dans une semaine mais au mois d’août, quand on va prendre ses vacances… Et à la demi-journée près. On veut savoir quand on va mourir… Bien-sûr, à 200 ans et en bonne santé !

Les technologies veulent résoudre ces énigmes… Et elles vont y arriver !!!! Mais sommes plus heureux, plus tolérants, plus respectueux ? Je laisse la place aux jeunes pour apporter les réponses. 😊

Note du rédacteur : Joël Pera a répondu par écrit aux questions que nous lui avons envoyées par mail. Nous reprenons in extenso ses réponses – y compris les smileys.