Par Jonathan Journo et Michael Azencot, Associés chez Cambon Partners

Alors que les Entreprises de Services du Numérique (ESN) ont longtemps profité d’une croissance quasi linéaire tirée par la numérisation de l’économie, le marché s’est tendu depuis dix-huit mois. Face à ce nouveau paradigme, il est intéressant de déchiffrer comment les consolidateurs du secteur adaptent leur politique de croissance externe.

Un marché sous pression, entre maturité et inflation

Les dernières données du marché élaborées par Numeum montrent un ralentissement clair, d’un niveau jamais observé depuis 20 ans pour certains des acteurs historiques : une croissance quasi-nulle en 2024 et 2025, et des perspectives 2026 encore fragiles, sur fond d’incertitudes politiques, de tensions géopolitiques, entraînant une rationalisation des investissements IT.

On constate un double phénomène : une maturité structurelle du marché, avec une grande partie des grands comptes déjà digitalisés et un ralentissement conjoncturel, avec des grands comptes plus frileux sur leur politique d’innovation et des reports ou gels de projets jugés moins ou non prioritaires.

Dans ce contexte, les consolidateurs sont moins en mode conquête et davantage concentrés sur leurs enjeux internes : optimiser le taux d’occupation (TACE), augmenter les taux journaliers moyens (TJM) pour absorber la hausse des salaires, sans détériorer leur compétitivité, et rationaliser leur frais de structure.

Moins de volume, plus de valeur 

Dans ce contexte, l’appétit en fusions et acquisitions (M&A) reste réel, mais s’inscrit dans une logique plus stratégique et sélective que jamais. Fini le temps des acquisitions de capacités à tout prix. Les plateformes de build-up (stratégie de consolidation par acquisition) sont d’ailleurs les plus touchées montrant la limite du modèle.  Les politiques de croissance externe dans une logique d’acquisition de ressources sur les mêmes compétences sans que cela se traduise par une diversification, l’ouverture sur de nouveaux métiers ou de nouveaux axes de développement, ne font plus recette.

Quatre grandes orientations structurent désormais les acquisitions :

Monter dans la chaîne de valeur : la convergence du conseil et de l’expertise technologique est souvent une réponse afin d’éviter les mouvements cycliques et de répondre aux problématiques des clients dans un climat macroéconomique plus challenging. Aussi, combiner conseil métier/opérationnel pour se rapprocher des directions générales avec capacité à déployer incite les groupes de services IT à acquérir des acteurs en amont de la chaine de valeur. 

Développer des expertises pointues : les grands groupes cherchent à sécuriser des expertises rares et différenciantes sur les segments à forte croissance : Data (gouvernance, analyse, IA/apprentissage machine), Intelligence artificielle (générative et opérationnelle), Cybersécurité (souveraineté, conformité, SOC), Cloud et DevOps (notamment autour des hyperscalers) 

Miser sur les verticales porteuses : des secteurs comme la santé, l’énergie, les transports ou le secteur public offrent encore des relais de croissance. Dans un contexte d’ultra-massification, les cibles avec des référencements solides, disposant de certifications ou d’habilitations critiques sont activement recherchées. 

Renforcer l’empreinte internationale : la consolidation du marché passe aussi par l’acquisition de sociétés à l’étranger, souvent mieux positionnées localement ou sur des niches technologiques avec des plus fortes marges. C’est aussi une manière de diversifier le risque et profiter d’économies plus dynamiques à l’image de nombreuses ESN françaises ayant opéré récemment des acquisitions en Espagne, en Italie ou en Allemagne. 

Valorisation et structuration : les acquéreurs reprennent la main

La forte croissance du secteur combinée à l’entrée du Private Equity sur le marché des ESN ont contribué à la hausse des valorisations et à l’amélioration des termes des transactions.

Face à la raréfaction des signaux de croissance visible, les acquéreurs deviennent intransigeants avec un marché M&A actuellement très clivant – favorisant les actifs 5 étoiles et très opportunistes sur les autres. Il y a clairement moins de tolérance aux aspérités (positionnement de généraliste, taux élevé de sous-traitance, dépendance clients ou sectorielle…).

Cela s’est donc traduit par une baisse de 1 à 2 points des multiples d’EBITDA depuis 2023. Néanmoins, les actifs 5 étoiles profitent toujours d’une prime significative sur leur multiple.

Sur la structure des deals, la prudence domine également : niveau plus élevé d’earn-out (compléments de prix), pour lisser le risque sur 2-3 ans, et nécessité croissante d’un réinvestissement des cédants ou des managers clés actionnaires, surtout dans les deals sponsorisés par des fonds (LBO) pour aligner les intérêts sur la durée.

Vers un marché plus concentré, mais plus exigeant

Cette phase de ralentissement ne signe pas la fin du M&A dans les ESN, bien au contraire. Elle accélère la consolidation au profit des mieux préparés, des acteurs rentables, positionnés sur les bons sujets, avec une gouvernance claire et des équipes solides.

À terme, on peut s’attendre à un marché plus concentré, dominé par :

  • Les plateformes régionales ou sectorielles, soutenues par des fonds de Private Equity friands des thèses de Buy & Build(mix de croissance externe et organique);
  • Les grands intégrateurs européens, en quête d’empreinte technologique locale ;
  • Et les pure players spécialisés, capables d’émerger sur des sujets ciblés grâce à une stratégie M&A fine.

Un nouveau paradigme pour les cédants

Par ricochet, il convient de se pencher sur les actions que doivent prendre les cibles afin de se montrer sous un meilleur jour auprès de ces consolidateurs. Plusieurs leviers sont à activer afin d’être sur la liste des priorités des acquéreurs et susciter des appels entrants, comme précisé plus haut. Le “pré-process” et la phase de “préparation” deviennent de plus en plus stratégiques pour optimiser les conditions d’une transaction.