Rachat de Keyyo et Nerim par Bouygues Telecom, prise de participation majoritaire d’Iliad dans Jaguar Network… Depuis quelques semaines, c’est la ruée des opérateurs grand public d’envergure nationale sur les opérateurs alternatifs BtoB. Chez les opérateurs concernés, on ne fait pas de commentaires. Nous avons demandé à leurs confrères de partager leur décryptage sur ce phénomène de consolidation. Quatre d’entre eux ont accepter de répondre à nos questions : Patrice Bélie, président d’Adista ; David Brette, directeur associé de Sewan ; Lionel Marchaud, directeur général d’Hexanet et Laurent Silvestri, président d’OpenIP.

Channelnews : Comment analysez-vous cet emballement soudain des grands opérateurs pour les opérateurs alternatifs ?

Laurent Silvestri : La commercialisation des lignes RTC a été définitivement arrêtée le 15 novembre dernier et cette date marque le début de la course à la transformation technologique du marché. Toutes les lignes analogiques et numériques seront remplacées à terme par la voix sur IP.

Les opérateurs majeurs ont du retard sur le marché Entreprise. C’est pour rattraper un retard conséquent que Bouygues a procédé aux acquisitions de Nerim et de Keyyo. On peut aussi imaginer que BT devienne force de consolidation. Quant à SFR, il met l’accent sur la communication (pub) pour prendre des parts de marché. Enfin, avec Jaguar network, Iliad semble vouloir investir autant sur le marché Entreprise que sur le marché Datacenter.

Patrice Bélie : Ce qui caractérise ces transactions, c’est le mouvement stratégique de ces grands opérateurs grand public vers le marché Entreprise, marché qu’ils ne couvrent pas du tout ou marginalement. Ces opérateurs ont atteint une sorte de plafond. Leurs marges sont très bataillées et leurs parts de marché n’évoluent plus.

À l’inverse, les ressorts et la dynamique du marché Entreprise sont très différents. Les produits sont moins packagés, plus orientés services, avec notamment la notion centrale des garanties de temps de rétablissement. Chaque contrat est différent. Ce marché est vu par les grands opérateurs grand public comme une opportunité de diversifier leur portefeuille de services et de clients.

David Brette : Les grands opérateurs veulent se repositionner sur le B2B, où les marges semblent plus attractives que sur le grand public. Ils ont pris du retard dans pas mal de domaines sur le B2B. Ils n’arrivent pas à délivrer un service adapté aux entreprises en les accompagnant vers des services à valeur ajoutée. Ils essaient donc de trouver des solutions en absorbant de petits acteurs plus souples et plus réactifs.

Lionel Marchaud : Bouygues et Iliad/Free n’ont pas été formatés pour faire du B2B comme Orange ou SFR peuvent le faire avec leurs divisions dédiées. Et encore, mêmes ces dernières travaillent étroitement avec les opérateurs alternatifs. Ces rachats leur permettent de rentrer plus rapidement sur ce marché qu’en partant de zéro. C’est un moyen de récupérer de la proximité client, de l’expertise technique, marketing et commerciale terrain. Le marché B2B a encore des marges supérieures à celles du marché des particuliers. La France passant pour être l’un des pays industrialisés où les prix sont les plus bas pour les particuliers, ces grands opérateurs éprouvent le besoin de reconstituer leurs marges.

Channelnews : Est-ce que ce mouvement de concentration n’est pas la conséquence de la précarisation financière des opérateurs alternatifs ?

Patrice Bélie : Non. Les opérateurs alternatifs sont plutôt des acteurs innovants, dynamiques, qui prennent des parts de marché et qui affichent des valorisations très honorables – supérieures à x10 si l’on prend l’exemple de Jaguar Network. Les grands opérateurs valorisent la rentabilité et la croissance des opérateurs alternatifs.

David Brette : Je ne pense pas. Les opérateurs qui ont été revendus avaient pour la plupart des fondamentaux financiers très solides, une croissance à deux chiffres supérieure aux grands opérateurs. Il reste encore un bon nombre d’opérateurs B2B indépendants qui progressent. Sewan en est un exemple. Dix ans après sa création, la société maintient une croissance à plus de 20% par an, est profitable, dispose de services ultra différenciants et va dépasser les 100 millions de chiffres d’affaires cette année.

Lionel Marchaud : Bien au contraire, cela démontre l’attrait de ce marché pour les grands opérateurs qui y voient la possibilité de développer leur business. Tous les opérateurs alternatifs qui ont fait le choix, comme Hexanet, d’être multi-métiers et multi-services (réseaux sécurisés SD-WAN, téléphonie, hébergement multicloud, infogérance…) se développent plutôt bien.

En revanche, la question peut se poser pour les opérateurs alternatifs à faible valeur ajouté qui sont positionnés essentiellement sur la fourniture de liens télécom. Ce service est aujourd’hui banalisé pour nos clients. Le prix devient prépondérant. Le mouvement de concentration va continuer pour ces opérateurs « low coster ».

Laurent Silvestri : Les opérateurs alternatifs souffrent de marges faibles sur le mobile et la fibre en raison de la pression mise pas les grands opérateurs. Pour autant, je ne pense que pas que leur situation financière soit précaire. Cependant, assez peu d’acteurs ont su atteindre une taille critique supérieure à 100 millions. Pour les petits acteurs, trop nombreux, l’adossement et la concentration me paraissent inévitables.

Channelnews : Est-ce que ce mouvement de concentration n’est pas le signe de l’échec de la politique de l’Arcep pour pérenniser cet écosystème d’opérateurs alternatifs ?

David Brette : L’ARCEP a une approche qui ne favorise pas les opérateurs alternatifs sur certains points comme par exemple pour laisser un vrai espace économique sur les offres de fibre et de FTTH. Il est très difficile pour un petit d’exister ou de sortir de terre, seuls les très bons réussissent à se développer. Les dernières acquisitions et les succès des quelques acteurs indépendants du marché montrent que malgré tout, il est possible pour un opérateur de taille moyenne de créer de la valeur et de se développer à condition d’avoir un business model et un positionnement réellement différenciateur. La sélection est très rude.

Lionel Marchaud : Je vois là plutôt l’échec des opérateurs historiques, qui ne trouvent comme seule solution que de racheter les opérateurs alternatifs en vente (pas nécessairement les plus en forme ou les plus performants). On peut aussi regretter qu’aucune offre de collecte activée de type FTTH ne soit disponible sur le réseau de l’opérateur dominant. L’accès aux RIP Orange (une quinzaine) est également difficile et n’offre pas de collecte activée pour les opérateurs alternatifs. Il n’y a aucune directive claire de l’ARCEP sur l’ouverture de ces marchés.

Laurent Silvestri : Il est le résultat d’un marché avec beaucoup d’acteurs de petite taille bien que je pense aussi que l’Arcep n’a pas favorisé le développement des alternatifs (par un marché de gros assez pertinent malgré l’arrivée de Kosc). Les opérateurs alternatifs n’ont pas été assez agressifs et visibles pour prendre des parts de marché plus fortes.  L’Arcep n’a pas donné assez de place aux opérateurs alternatifs sur le mobile et la fibre. Un opérateur alternatif a du mal à se positionner sur ces deux offres et à avoir des marges pérennes.

Patrice Bélie : Il faut bien admettre que le marché des télécoms d’Entreprise est resté très concentré et s’apparente peu ou prou à un duopole Orange-SFR. Néanmoins, de nombreux petits opérateurs ont émergé et continuent de croitre avec une vitesse honorable. Mais on ne peut que constater que les sociétés innovantes ont tendance à se vendre à un stade moins avancé de leur processus de développement en France qu’ailleurs.

Channelnews : Est-ce qu’en se faisant racheter par de grandes entreprises, ces opérateurs alternatifs ne risquent pas de perdre la capacité d’innovation, la réactivité et l’agilité dont ont tant besoin leurs clients PME ?

David Brette : C’est une vraie question et un véritable challenge pour les acquéreurs. S’ils sont uniquement dans une démarche de consolidation et de rachat de parc, je pense qu’ils ont survalorisé leurs cibles. Ce qui a d’ailleurs déclenché les ventes. S’ils arrivent à maintenir le dynamisme des cibles, leur ADN et à profiter de leur valeur ajoutée au niveau groupe, ce sera très bénéfique pour eux.

Lionel Marchaud : C’est la grande question que vont se poser tous les clients des opérateurs alternatifs rachetés. Vont-ils pouvoir garder la réactivité, la proximité, la capacité à répondre aux nouveaux besoins et attentes de leurs clients ? L’intégration de sociétés dans un ensemble plus vaste est en général générateur de perte de valeur.

Laurent Silvestri : En se faisant racheter, ces petits acteurs perdront leur capacité d’innovation, leur réactivité et leur agilité. Ils gagneront des moyens financiers pour développer les ventes de leurs offres et accélérer leur modèle commercial – le e-commerce pour keyyo par exemple – et la capacité d’avoir une plus grande visibilité marketing.

Patrice Bélie : le risque est réel pour ces gros acteurs Grand public de ne pas savoir intégrer de petits acteurs orientés Entreprise. Une intégration trop soutenue présente le risque d’une mauvaise compréhension de la logique économique de la cible.

Channelnews : Est-ce que ce mouvement de concentration va continuer ?

David Brette : À voir l’appétit des gros opérateurs, qu’ils soient français ou étrangers, je le pense. C’est très positif pour Sewan, qui devient l’une des seules vraies alternatives en France aux gros opérateurs sur le B2B.

Lionel Marchaud : C’est probable et cela viendra sûrement de Bouygues et Iliad pour les plus gros deals. Selon les rumeurs, d’autres rachats sont en cours. Mais des opérateurs de proximité comme Hexanet s’enracineront.

Laurent Silvestri : Oui, nous sommes sur une première phase de concentration importante qui consolide à la fois les opérateurs alternatifs (consolidé par les gros acteurs français mais aussi par des acteurs étrangers). Cependant, parallèlement il y a aussi une grosse phase de concentration autour des intégrateurs en téléphonie (VoIP Telecom, Foliateam, C’Pro, etc.). Celle-ci vise à intégrer la téléphonie dans l’IT et la bureautique. Elle est le fruit de la convergence des métiers.

Patrice Bélie : Rien ne permet de dire que ça va continuer. Cela dépend si des vendeurs se déclarent ou non. Les récentes acquisitions montrent juste que le marché est dynamique.