Le digital, ce n’est pas une stratégie, c’est un outil au service de l’innovation, explique dans une tribune Julien Devaureix, en charge du Digital pour les activités montres, bijoux & accessoires de mode chez LVMH.

Il était une fois une entreprise qui se posait des questions sur son avenir. Elle se sentait menacée par un monde auquel elle ne comprenait plus grand chose, un monde plein de nouveaux concurrents plus innovants, de consommateurs exigeants et insaisissables et d’employés aux comportements étranges. Alors cette entreprise fit sa transformation digitale, et elle vécut heureuse avec pleins de petits clients pour toujours.

Mais bien-sûr…

Si vous pensez encore que pour être dans l’air du temps, et éviter de perdre trop de parts de marché, il vous faut juste numériser vos services et avoir un super site web… vous vous trompez clairement de diagnostic.

Le véritable enjeu stratégique ce n’est pas celui du digital, c’est celui de l’innovation.

Le digital c’est l’arbre qui cache la forêt ; ce n’est pas une stratégie, c’est un outil au service de l’innovation.

Le défi des entreprises c’est de se transformer pour s’adapter à une époque nouvelle, c’est de changer à la fois l’organisation, le management, la relation aux consommateurs et la façon de délivrer de la valeur pour être en mesure de survivre en innovant dans un monde qui change. Pas de transformation digitale réductrice donc, mais une véritable modernisation.

Cette transformation peut être risquée, effrayante, coûteuse… tout ce que vous voulez ! Mais si elle n’a pas lieu, le risque est simple : se faire doubler par un nouvel entrant… ou même disparaître.

Par contre, si l’entreprise fait les choses correctement… Bingo ! Meilleur positionnement, meilleure perception, meilleure attractivité, meilleure performance commerciale !

La grande confusion

Cela fait 20 ans que je baigne dans le digital. Depuis 1996 et ma première connexion à Internet avec un modem 28k.

Je fais partie de cette génération de trentenaires qui a eu la chance de vivre l’arrivée puis la maturation du digital, du web, du smartphone et de constater l’impact de ces innovation technologique sur notre époque.

Cela fait aussi 12 ans que j’ai mis le sujet du numérique au centre de ma carrière, en aidant de grands groupes à comprendre et à mettre en musique la digitalisation de leurs vieilles recettes (Chanel, Burberry, etc.), et longtemps que j’observe ce qui se passe un peu partout.

J’ai vu naître et grandir la confusion autour de cette nouvelle modernité. Les entreprises ont d’abord longtemps balayé le sujet sous le tapis par incompréhension, par lourdeur organisationnelle ou par peur du changement.

Et puis devant la croissance du phénomène internet on s’est dit qu’il y avait peut-être des trucs à faire. Alors on a fait des « trucs »…

On a embauché un webmaster qu’on a mis au sous-sol et une agence digitale qu’on a sous-payé (ou trop payé) pour faire un joli site ;

On a demandé au stagiaire de mettre en ligne la pub destinée à la télé ou aux magazines, sait-on jamais…

On a investi pour faire des contenus vidéo, créer une page Facebook, un compte Instagram ou développer une appli souvent inutile ;

On a lancé un site e-commerce parce que certains le faisaient aussi

Je caricature un peu, mais vous voyez l’idée… Dans la plupart des entreprises on a traité le numérique comme un sujet annexe, comme une suite d’innovation incrémentales et non comme un facteur d’innovation structurel qui était en train de tout bouleverser.

Mais ça y est, les choses bougent, beaucoup ont enfin compris qu’il fallait vraiment remettre en question les vieilles recettes, la transformation est lancée !

Les consultants en transformation digitale sont pris au sérieux, on organise des voyages dans la Sillicon Valley pour faire découvrir le monde aux comités de direction, les start-ups deviennent une source d’inspiration et on a embauché des CDO (Chief Digital Officer) que l’on met bien en avant pour montrer que maintenant c’est pour de bon, on va vraiment changer et devenir une entreprise digitale ! Le numérique, la panacée.

Vraiment ?

Voir enfin quelques œillères se lever et des yeux embués se tourner vers le sujet du digital ne me donne pas d’urticaire, mais constater que des entreprises croient se donner les moyens de leur modernisation en adoptant une simple stratégie digitale me laisse perplexe.

Les grandes chaines d’hôtel ont eu beau faire leur « transformation digitale » en mettant en place du e-commerce, des applis mobiles, du e-marketing, cela ne les a pas protégés de l’arrivée d’Airbnb. Les œillères n’avaient pas suffisamment été levées et surtout personne n’avait osé revenir aux fondamentaux pour se poser la question du modèle d’affaires.

La modernité ce n’est pas le numérique. Ce nouveau monde dans lequel nous vivons est évidemment pétri de technologies et de nouveaux outils mais il est bien plus que cela :

C’est un monde interconnecté, où tout le monde et toutes les choses seront bientôt liées à internet, où la notion de “offline” est déjà obsolète pour beaucoup

C’est un monde transparent et ouvert où tout se sait, se compare et se juge

C’est un monde plus exigeant où chacun connaît ce qui se fait de mieux et souhaite y avoir accès

C’est un monde de tribus où je fais, vois et consomme de la même manière que ceux auxquels je m’identifie

C’est un monde de défis permanents où le sentiment d’avoir tout à réinventer est omniprésent, en particulier chez la nouvelle génération

C’est un monde plus rapide et instable où le changement est continu et où la prochaine innovation de rupture est déjà au coin de la rue

It’s innovation, stupid !

Dans son bestseller « Zero to one », Peter Thiels explique qu’il y a deux types de progrès : le progrès horizontal et le progrès vertical.

Le progrès horizontal, c’est créer une super ampoule qui éclaire plus. C’est trouver un moyen de fabriquer plus de voitures. C’est toucher plus de monde. Bref, c’est améliorer et développer ce qui existe déjà. C’est passer de 1 à N.

Le progrès vertical, c’est inventer quelque chose de totalement nouveau… et le diffuser dans les modes d’utilisation. Ce sont des innovations technologiques ou des changements de paradigmes. C’est passé de 0 (rien n’existe) à 1 (quelque chose de nouveau existe).

Depuis le début des années 70, nous avons passé notre temps à améliorer ce qui existait et à le déployer à plus grande échelle (en Chine par exemple).

Et puis la révolution numérique a tout d’un coup ré-ouvert les portes du progrès vertical.

Les entreprises qui prennent le dessus ne sont pas celles qui se « digitalisent », qui mettent en place de nouveaux outils, mais celles qui ont compris que dans ce nouveau monde les règles du jeu ont changé.

Et ce jeu auxquels toutes les entreprises s’adonnent c’est celui de l’innovation.

Inventer un nouveau produit, mettre en place une organisation et des méthodes de management inédites, découvrir des techniques commerciales et marketing plus efficaces, identifier un besoin encore insatisfait, exploiter de nouvelles ressources… Toujours et encore, l’innovation est le cœur du réacteur, ce qui détermine la marche d’une entreprise dans un environnement concurrentiel.

Arrêtons donc de faire fausse route en faisant de la transformation digitale une stratégie en soi et parlons plutôt de digital au service d’une véritable stratégie d’innovation.

Dans un monde qui bouge, la mission d’une entreprise reste toujours la même : satisfaire les besoins des hommes (parfois appelés « clients » ou « consommateurs »), directement ou indirectement.

Et si ces besoins profonds restent eux-aussi les mêmes, deux constats sont à prendre en compte pour se positionner dans notre nouvelle modernité :

Le digital permet des innovations nouvelles pour répondre à nos besoins plus efficacement.

Le rythme et l’origine de ces innovations ont considérablement changé.

Un service de taxi reste toujours pertinent pour répondre à notre besoin de déplacement, mais Uber a créé un nouveau service permettant de satisfaire ce besoin d’une meilleure manière.

L’entreprise s’est appuyée sur l’adoption massive de technologies et outils numériques (smartphones et applis) pour inventer un modèle d’affaires inédit lui permettant de proposer un service plus efficace et moins cher qu’une concurrence qui n’avait pas su innover depuis des décennies.

Netflix est un autre bon exemple, largement commenté mais toujours aussi parlant. A l’origine loueur de DVD en ligne, l’entreprise s’est rapidement repositionnée comme une plateforme de streaming (lorsque le débit des connections l’a permis) avant d’évoluer à nouveau pour devenir un leader de l’Entertainment (notamment grâce a l’utilisation avant-gardiste des données collectées sur sa plateforme).

Des innovations de business model ou des innovations produits pour mieux répondre à un besoin en utilisant les nouveaux « ingrédients » technologiques à disposition, voilà la recette.

Le changement, c’est tout le temps !

Mais une chose est sûre, plus que jamais, rien n’est figé.

Ce qui définit notre époque peut-être plus que tout c’est le changement, ou plutôt le rythme du changement. Les innovations s’enchainent à une vitesse exponentielle rendant de moins en moins pertinents les grands plans stratégiques à moyen-terme.

Le model d’Uber est à peine en place que pointe à l’horizon la Blockchain et ses promesses (encore floues certes) d’un monde sans intermédiaire qui pourrait “uberiser Uber”.

Certaines innovations technologiques, certains franchissements de seuil (les fameux tipping points) peuvent rebattre les cartes à tout moment en changeant radicalement l’équilibre fragile de la rareté qui définit comment fonctionne un marché.

Le plan de transformation idéal, c’est quoi ?

Du coup si on ne fait pas de « transformation digitale », on fait quoi ?

D’abord comprendre

Les entreprises doivent se donner les moyens de réellement observer, écouter, et surtout comprendre comment a évolué leur monde : leurs clients, leurs prospects, leurs concurrents, leurs partenaires, leurs employés. Tout ce qui fait l’environnement d’une entreprise a forcément changé (et continue de changer) et les besoins et moyens pour y répondre ne sont plus ceux d’il y a quelques années.

C’est ici que les CDO et autres experts digitaux ont d’abord un rôle à jouer – rôle qu’ils jouent d’ailleurs souvent – tant la technologie et les nouveaux outils sont devenus indispensables pour expliquer et mesurer ces changements : marketing digital ; Ux ; Big Data ; objets connectés ; blockchain ; mobilité ; robotisation ; logique de plateformes…

Le digital n’est pas tout, loin de là, mais croire que l’on peut réellement appréhender cette nouvelle réalité de manière juste sans comprendre les implications du digital c’est faire preuve d’une grande naïveté.

Oser

Oser remettre les choses à plat.

Les décideurs doivent cesser de croire que continuer de faire comme avant en ajoutant simplement quelques nouveaux « trucs » digitaux suffira à assurer la pérennité du business. Le changement réel ne peut venir que du haut, d’une volonté affirmée des dirigeants de revoir la copie.

Tous les secteurs d’activité sont concernés et les entreprises doivent repenser (avec certes plus ou moins d’urgence) la manière dont elles apportent de la valeur de manière unique. Il s’agit en fait de revenir aux fondamentaux en partant de la raison d’être de l’organisation pour décider quel type d’innovation favoriser pour tirer profit des opportunités actuelles et émergentes. Il s’agit vraiment d’oser porter un regard neuf sur les choses, à commencer par les « assets » de l’entreprises, ce qu’elle a déjà et sait déjà faire, car souvent l’innovation est à portée de main.

Devenir résilient

La création d’une culture numérique et la volonté des dirigeants d’oser revoir en profondeur les habitudes de fonctionnement créent les conditions favorables à une transformation de l’entreprise, à sa modernisation.

La direction doit être alors donnée par une stratégie d’innovation, qui peut être de différente nature (basée sur de nouvelles compétences techniques, sur un nouveau business model, ou sur les deux à la fois), et qui permettra à l’entreprise de déterminer comment sa proposition de valeur est amenée à évoluer pour rester pertinente et compétitive.

Mais à notre époque, la survie d’une organisation sur le long terme, est directement liée à sa capacité à innover de manière continue, à se remettre en question, dans un environnement en évolution perpétuelle. Le modèle d’affaires d’une entreprise peut disparaître demain, l’entreprise doit savoir rapidement s’adapter pour survivre.

Il n’y a pas de “photo finish”, d’organisation, de process ou de manière de faire idéale, il n’y a pas de transformation définitive. Une entreprise aura réussi son évolution lorsqu’elle ne sera plus figée, lorsque sa capacité à innover et sa créativité seront ce qui la caractérise.

Le digital est évidemment un sujet important qu’il faut s’approprier ; et dans beaucoup d’entreprises il y a encore énormément de travail pour mettre à niveau les équipes et créer une culture générale technologique et comportementale indispensable à l’innovation. Mais le numérique n’est pas LA boussole, ni l‘étalon maître pour guider et mesurer la modernisation d’une organisation.

Se transformer, se moderniser, pour mieux innover maintenant et demain, voilà le sujet ! C’est ce que je propose comme substitut au thème trop souvent réducteur de la transformation digitale. Ça piquera moins les yeux…

 

À propos de l’auteur :

Julien Devaureix, travaille chez LVMH depuis un an où il est en charge du Digital pour les activités montres, bijoux & accessoires de mode. Egalement photographe, il a consacré les dix-huit mois précédents à voyager pour découvrir le monde et s’imprégner de ses enjeux. Il a enchaîné auparavant plusieurs expériences, toujours dans le domaine du digital, dans des sociétés comme Burberry, ZenithOptimedia Group ou DigitasLBI France. Il est diplômé de l’ESC Reims où il a obtenu en 2005 un master d’administration et de management des entreprises.