Emmanuel André, patron du revendeur lot-et-garonnais AIEM, est aussi l’animateur de la fédération des revendeurs informatiques indépendants (FRP2I). Un poste d’observation privilégié pour témoigner de la précarisation de la profession.

Je discutais récemment avec un journaliste IT qui me citait les propos d’un économiste sur notre profession, déclarant que, pour lui, les revendeurs informatiques étaient un non-sens économique, il se demandait comment nous vivions. La réalité est que beaucoup d’entre nous ne vivent pas : ils survivent !

Ce constat, c’est celui des revendeurs informatiques avec qui j’échange régulièrement. Et mis à part quelques exceptions, la grande majorité affiche un pessimisme digne de placer la profession toute entière sur la première marche du podium de la morosité ! Depuis quelques mois, l’activité tourne au ralenti. La profession est incontestablement dans un virage très serré, limite épingle à cheveux. Et tous ceux qui n’ont pas mis leur ceinture de sécurité vont droit dans le mur ! Et le choc sera pire pour ceux qui avaient déjà, en plus, les pneus un peu sous-gonflés ! En bref, ceux d’entre nous qui ont un peu de volume et ceux qui s’adressent aux professionnels résistent tant bien que mal. Les autres sont soit en sursis, soit en voie d’extinction.

 

Une responsabilité partagée par toute la chaîne de valeur

Les raisons sont multiples et, sur un plan économique général, les responsables tout désignés, c’est le triple A, c’est la Grèce, c’est Berlusconi, c’est la Chine, c’est les élections présidentielles de 2012, c’est l’endettement de la France et celui des ménages, c’est les agences de notations, c’est le cloud, ce sont les business models en train de changer, bref… des tas de causes totalement extérieures à la profession relayées par les médias qui, en déversant des messages anxiogènes, entretiennent un climat de crise. À mon avis, cette catastrophe (car c’est bien d’un bouleversement de grande ampleur qu’il s’agit) était prévisible de longue date ! En revanche, les causes ne sont pas forcément celles qui sont pointées du doigt ! Sur le banc des accusés, plusieurs prévenus : la grande distribution, le e-commerce, les revendeurs eux-mêmes, les consommateurs, et enfin les constructeurs.

Depuis plusieurs années, les taux de marge appliqués par les revendeurs sont en constante baisse, la concurrence frontale de la grande distribution et du e-commerce positionnant les revendeurs dans une course sans fin à l’alignement des prix vers le bas. Tout cela car l’acheteur final – grand public et certains professionnels – a comme bible de référence : Internet. Dieu tout puissant, détenteur du Savoir absolu, de la Science infuse, et de la seule et unique Vérité. Avec un grand V !

 

Des marges incompatibles avec les charges d’un petit commerce

Or les règles du e-commerce ou de la grande distribution ne sont pas les mêmes que celles des revendeurs : pas de personnel compétent ou techniquement qualifié, du matériel d’entrée de gamme, de petite facture, positionné à bas prix, garantie moindre ou limitée, subterfuges pour forcer l’ajout de services, d’options et d’accessoires… Les taux de marge à 3 ou 4% qu’ils pratiquent mettent effectivement sérieusement mise à l’épreuve la pérennité des détenteurs de commerces avec du personnel qualifié ! Pour payer un seul salaire, il faudrait qu’un revendeur ne facture pas moins de 600 imprimantes d’entrée de gamme à 99 €, par mois ! Je défie n’importe quel petit revendeur d’avoir jamais atteint de tels quotas ! Et de tripler ce chiffre pour couvrir l’ensemble des charges mensuelles ! Les frais de fonctionnement et les volumes sont radicalement différents entre revendeurs et e-commerce. Les revendeurs prenaient cette fois un bon uppercut !

Les consommateurs quant à eux, profitent de la loi du marché pour investir à moindre coût. Du coup, le retour au « commerce » de proximité n’est pas d’actualité car c’est le portefeuille qui parle en premier par les temps qui courent. Et les revendeurs de voir de plus en plus de clients venir se renseigner dans leur commerce pour être aidé pour leurs achats futurs, qu’ils feront … sur internet ! C’est un paradoxe : les revendeurs sont reconnus pour leurs compétences techniques, leur professionnalisme, leur conseils avisés, mais sont exclus du processus d’achat lors du passage à l’acte.

Quelquefois pire : l’achat a eu lieu, en grande distribution ou en e-commerce, et les consommateurs se retournent vers les revendeurs pour la mise en service ou la mise en réseau ! Je n’ai pas de réponse toute faite à ces nouveaux comportements. Juste une indication : « allez-voir sur démerdez-moi.com », en attendant de pouvoir éduquer ces nouveaux consommateurs en leur faisant toucher du doigt l’importance d’intégrer et de privilégier un acteur local et compétent dès le début de leur process de décision d’achat. Il doit en être de même pour les établissements publics, collectivités locales, mairies… Comment ces institutions peuvent-elles imaginer faire prospérer une ville, un département, une région sans impliquer les acteurs locaux ?

 

 

Des constructeurs qui scient l’arbre sur lequel ils se trouvent

Mais c’est pour les constructeurs, que le constat est le plus à charge ! Des tas de questions leurs sont posées : pourquoi ont-ils un référentiel de prix publics et tolèrent-ils que ce référentiel soit bafoué de manière spectaculaire ? Il est certes interdit de fixer les prix, mais il n’est pas interdit de ne plus se faire distribuer par les casseurs de prix ! Pourquoi mettent-ils en place sur leur portail des vitrines marchandes, au lieu de laisser la diffusion de leurs produits aux revendeurs ? Quel est l’intérêt pour des constructeurs ayant choisi d’avoir un canal de distribution terrain de concurrencer directement ce canal de diffusion en pratiquant la vente en direct via leur site internet ? Pourquoi favorisent-ils le e-commerce et la grande distribution en pratiquant des cotations insolentes ? Pourquoi une même référence chez un revendeur ou en e-commerce/grande distribution ne dispose pas toujours des mêmes garanties et des mêmes composants, induisant forcément les clients finaux en erreur ?

Pourquoi les filiales françaises ne sont pas capables de justifier à leur maison mère que l’économie européenne ne peut pas répondre aux mêmes lois de marché que l’Asie ? Combien de temps vont durer les stratégies mondiales de volumes dictées par des directions dont l’ambition est d’être le N° 1 en terme de quantités distribuées, plutôt que d’être le N°1 en terme de rentabilité ? Pourquoi délaissent-ils les revendeurs qui sont pourtant leur première vitrine commerciale avec plus de 6.000 points de vente ? Comment pensent-ils faire du business une fois que leur vitrine commerciale n’existera plus et qu’il ne leurs restera plus que le dictat d’acheteurs de grande distribution ou de E-commerce, peu scrupuleux, qui leur fixeront leur prix de vente – à prendre ou à laisser – ? Que feront-ils si l’ensemble des détaillants est capable de se grouper et décide de lâcher les constructeurs qui ne respectent pas les revendeurs ?

 

Les revendeurs indépendants ne sont pas entendus

Les revendeurs aussi sont coupables en se plaignant de leur sort, chacun dans leur coin. Aucun élan fédérateur capable de réunir les forces de la profession ne se met en place pour contrer, pour préparer la stratégie de demain face à la débâcle constatée. Chacun subit au lieu d’essayer d’être maître de son avenir. On leur reprochera d’avoir beaucoup trop tardé à se mettre en groupement pour tenter d’influer sur la politique des constructeurs, et discuter avec les grossistes. S’il existe aujourd’hui quelques petites poches de résistance, parsemées sur le territoire, et quelques tentatives de groupement, la réalité est que sans l’adhésion de la totalité des revendeurs, tous réunis dans un seul syndicat ou une seule fédération, la balance ne penchera jamais du bon côté !

La solution n’existe pas sans une étroite collaboration entre les revendeurs et les constructeurs. L’issue bénéfique à tous passe forcément par une valorisation des produits à leur juste prix et la reconnaissance de la force des revendeurs. Quelle est l’action que seuls les revendeurs peuvent avoir ? Prendre à grande échelle la décision de boycotter une marque ? C’est évidemment la pire chose qui puisse arriver à un constructeur, mais le revendeur ne scie-t-il pas la branche sur laquelle il est assis ?

Au final, seuls les grossistes semblent exemptés de faute. Nous savons que leurs marges sont tout à fait raisonnables, et leur politique est basée sur le volume, ce qui est logique, c’est l’essence même du rôle de grossiste : gagner sur la quantité. Certains mettent en place des politiques tout à fait avantageuses pour les revendeurs, et les aident au quotidien dans la recherche de solutions. On pourra reprocher à certains de trop écouter leurs sociétés d’assurances crédits et de ne pas prendre assez d’initiatives sur les encours accordés aux revendeurs, mais comme les revendeurs, compte tenu de leurs faibles marges, les grossistes n’ont pas droit à l’impayé. Leur position peut donc être légitime. Pourtant, au cas par cas, les situations de certains revendeurs mériteraient d’être étudiées.

 

Il reste peu de temps pour agir

Le délai pour que chacun réagisse n’est pas énorme. Nous travaillons à très court terme. Tous les acteurs de la profession ont quelques mois pour tenter de réguler ce marché où chacun a une place. Cela suppose des accords viables entre les revendeurs, les constructeurs et les grands distributeurs. Les constructeurs doivent être conscients qu’ils sont les acteurs majeurs de la survie de tout un canal de distribution. Et donc, implicitement, de leur avenir.

Ce n’est pas du pessimisme, c’est du réalisme : j’en veux pour preuve Acer qui annonçait en août une perte de 170 millions d’euros, j’en veux pour preuve HP qui annonçait tout de même la plus grande restructuration de son histoire durant l’été, et au dernier trimestre avant publication de ces chiffres annuels, une baisse de son CA, et ses résultats qui s’effondrent, , Toshiba avec une perte de 513 millions d’euros sur l’exercice 2009-2010 et annonçait fin 2011 la fermeture de 3 usines de fabrication de semi-conducteurs, Samsung avec une baisse de 25 % de son résultat au deuxième trimestre 2011, Sony avec un perte de 265 millions d’euros annoncée cette fin d’année… A croire que la politique des constructeurs les a rendus aveugles. Ou fous. Ce n’est pas la branche sur laquelle ils se reposaient qu’ils sont en train de scier, mais le tronc de l’arbre tout entier !

La main est tendue. Il faut qu’ils sachent la saisir tant qu’elle est encore visible.