Francois_DupuyLes conclusions de l’enquête sur les causes de la catastrophe de Brétigny devraient faire réfléchir toutes les entreprises sur les conséquences de l’excès de procédures.


Par Francois Dupuy, sociologue

Dans leur rapport, les experts désignés par les juges d’ins­truction ont détaillé les causes techniques du dramatique accident de Brétigny. Au détour de quelques phrases, ils en ont aussi suggéré les causes organisationnelles. Cela devrait faire réfléchir toutes les entreprises, qu’elles soient publiques ou privées.

Par un surprenant retour à un taylorisme naïf, les entreprises, aidées par tous ceux qui les conseillent, croient ou font semblant de croire que la multiplication des procédures et des process permet de contrôler ce que font les gens, donc d’assurer un fonctionnement prévisible de l’organisation. Dans cette vision simpliste mais néanmoins toujours la plus répandue, il suffirait donc de multiplier les normes écrites et codifiées pour encadrer tous les actes de la vie quotidienne et s’assurer ainsi que le risque inhérent au comportement humain soit réduit à néant. L’enquête des deux experts démontre l’inverse.

Ils notent que les principes encadrant l’organisation de la maintenance sont «?volumineux, surabondants, parfois inadaptés, voire contradictoires donc contre-productifs?». Ils ajoutent plus loin?: « ?Le risque de non-signalement de faits impactant la sécurité, dans une routine de travail, est bien réel?: la dérive s’installe progressivement et le personnel en vient à perdre toute capacité d’initiative ou de jugement en se retranchant derrière les référentiels, procédures et autres normes.?»


Si l’on comprend bien, la surabondance tatillonne des règles ne produit aucune sécurité réelle même si elle en donne l’illusion?: tout ce «?fatras?» devient contradictoire, inadapté et inapplicable. La recherche de la maîtrise de l’aléa produit un fonctionnement encore plus aléatoire que celui laissé à l’initiative des individus. Quand on connaît les raisonnements qui président à la vie des entreprises, on comprend que ce constat est contrariant. Mais sans doute serait-il enfin temps de s’interroger sur ce paradoxe que l’on est loin de ne découvrir qu’aujourd’hui.

En revanche, cette façon de raisonner et donc d’agir permet à ceux qui ont produit ce magma réglementaire inefficace et à ceux qui ont à l’appliquer d’être «?couverts?» en cas de dérapage ou, dans le cas de Brétigny, d’accident grave?: des normes ont été édictées et elles ont été appliquées autant qu’elles pouvaient l’être. Il a d’ailleurs fallu choisir lesquelles puisque, à l’usage, elles se révèlent contradictoires. Cela fait, ce qui s’ensuit, c’est la faute à «?pas de chance?». Reste à savoir si la collectivité, dans le cas des entreprises publiques, ou les actionnaires, pour le secteur marchand, sont disposés à accepter que la fonction principale de l’organisation soit de «?couvrir?» ceux qui y travaillent en cas d’incident.

De la même façon, les auteurs du rapport soulignent l’apathie ainsi produite et la perte de toute «?capacité d’initiative?». C’est un constat qui devrait inquiéter tous les dirigeants, à l’heure où la valeur dominante parmi toutes celles que se donnent les entreprises françaises est l’innovation. Ainsi, on veut tout à la fois enfermer l’ensemble des salariés dans des règles infantilisantes et traduisant la défiance des entreprises à leur égard et, en même temps, leur demander d’être dynamiques, inventifs et innovants. Il y a là, au choix, soit un cynisme dévastateur, soit une méconnaissance inquiétante de la vie des organisations. Cela démontre que le management se meut de plus en plus dans un monde virtuel, fait de modèles théoriques et de valeurs abstraites, lesquelles traduisent en vérité ce que les entreprises n’ont pas et souhaiteraient avoir. Ce management, mal formé il faut le dire, confond le «?concret?», ce que font les gens en l’occurrence, et l’abstrait, les règles formelles qui leur disent ce qu’ils devraient faire mais qui se révèlent inapplicables la plupart du temps, comme le montre le rapport sur ce tragique accident.

Les experts soulignent enfin l’inadaptation de la formation des agents techniques. Leur analyse remarquable amène à penser que celle de ceux qui dirigent ces agents et de leurs homologues de la plupart des entreprises laisse tout autant à désirer.

 

François Dupuy est directeur académique du CEDEP (Centre Européen d’Education Permanente associé à l’INSEAD), et sociologue indépendant. Il continue par ailleurs des activités de conseil et d’enseignement.

Son travail porte sur l’analyse stratégique des organisations comme outil de diagnostic organisationnel et de gestion du changement.

Parmi de nombreux livres et articles, il est l’auteur de « Lost in Management: la vie quotidienne des entreprises au XXIème siècle », dont la thèse principale est précisément que l’amoncellement excessif de procédures et de reporting est une source potentielle de perte de contrôle de leur organisation pour les entreprises.

 

Cet article a été publié initialement par LesEchos.fr ce 9 juillet 2014